
Pendant la lecture de ce livre, je me suis principalement posé deux questions : « qu’est-ce que l’amour ? » et « qu’est-ce que la haine ? » d’un point de vue psychologique. J’ai éprouvé des difficultés à y répondre de manière claire, j’ai tenté d’illustrer des débuts de réponse à l’aide d’exemples personnels, d’expériences vécues, passées ou présentes, familiales, amicales ou professionnelles, mais rien de limpide n’en est sorti. L’amour et la haine sont des notions, des émotions qui restent je pense, pour l’être humain, très abstraites, peu palpables et difficilement explicables. Ceci étant certainement lié au fait que nous sommes en permanence, dès notre naissance, animés par ces deux émotions, à la fois de manière consciente et inconsciente, ce qui entrave notre capacité à prendre le recul nécessaire pour les analyser. Si je ne suis pas parvenu à répondre à ces deux questions c’est pour deux raisons, d’une part mes réponses auraient été liées à ma vie, à mes expériences, mon éducation, à mes propres ressentis et émotions et d’autre part, donner une explication ou une définition universelle de ce que sont l’amour et la haine me semblait présomptueux voire même relever du fantasme ! Finalement l’intérêt de cet exercice n’est pas de définir ces deux émotions mais plutôt d’en comprendre les sources et les rouages, les développements, les effets et pourquoi pas les conséquences. D’ailleurs, tenter de définir ces émotions serait impossible car il doit exister autant de définitions de l’amour et de la haine qu’il existe d’être-humains. Ce qui m’a marqué c’est la notion de dualité entre l’amour et la haine, tout comme l’on pourrait parler de dualité entre le bien et le mal, entre la pulsion et la tension ou de la dualité de l’être humain. Comment comprendre le fait que l’Homme soit capable de faire autant de bien que de mal ? Comment expliquer ou plutôt interpréter le fait qu’il soit, à la fois, capable de cruauté, de culpabilité et parfois même doué d’insensibilité ? Ce que je crois, et que j’ai déjà mentionné plus haut, c’est que la dualité de l’être-humain est due au fait qu’il est stimulé intérieurement, dès la naissance, principalement par deux pulsions, les pulsions de vie et les pulsions de mort. Ces pulsions contraires vont donner naissance à deux émotions, l’amour et la haine. L’expérience de ces pulsions, de ces émotions pendant la petite enfance va être cruciale pour la suite du développement et de l’évolution de l’individu. Lorsque j’écris « expérience », je pense en réalité à « épreuve », c’est un peu comme si notre « encore petit psychisme » de nourrisson ou de petit enfant nous lançait des défis et nous mettait à l’épreuve de les réussir ou de les dépasser, un peu comme pour arriver au niveau supérieur, pour le meilleur ou pour le pire…
Amour & haine : la mère ou le premier objet d’amour
Un premier sentiment de bien-être, au contact de notre mère, va remplir un premier besoin qui est celui de s’alimenter mais très vite le besoin va devenir plus profond, plus charnel, il devient un désir qui va faire naître l’amour en nous, amour qui va ensuite créer un attachement à cette « bonne » mère. Notre petit psychisme nous propose une première épreuve : « seras-tu capable de gérer les conséquences de cet attachement ? ». Car la suite logique de cet attachement ou de cette affection sera l’apparition d’un sentiment de dépendance à l’« objet » tant aimé, autrement dit une perte de toute-puissance, une perte de contrôle, qui va laisser la place à de premières pulsions agressives, une déception, une transformation de la « bonne » mère en « mauvaise » mère voilà une deuxième épreuve : « vas-tu trouver un moyen de supporter tes pulsions agressives et ta haine envers cette mère que tu aimes tant et qui te procure tant de bien-être ? ». Je marque une pause ici pour revenir brièvement sur deux points qui ont marqué le début de mon raisonnement : la dualité qui existe entre l’amour et la haine et les pulsions de vie et de mort que j’ai qualifié de « contraires ». Je me corrigerais en disant qu’amour et haine sont complémentaires, puisque finalement la haine naît à travers le sentiment d’amour (le sentiment de dépendance et de manque envers l’objet d’amour : le sein maternel, la mère) et l’amour pour exister et perdurer doit bénéficier d’une certaine dose de haine (haine qui intervient lorsque la peur primitive de perdre l’être aimé s’active ou se réactive). L’être-humain inspiré ou stimulé par l’amour est capable de réaliser des exploits, de faire preuve de bravoure et dans le même temps, toujours par amour, il peut aller jusqu’à tuer. Joan Riviere en parle d’ailleurs, elle explique clairement que même si l’amour prend ses sources dans les pulsions de vie il peut être destructeur et agressif, l’élément issu de la haine serait même essentiel à l’amour. Cette complémentarité des pulsions de vie et de mort et cette alliance entre amour et haine vont constituer les parties essentielles de chaque stade du développement infantile normal, avec la mise en place de compromis, comme l’indique Mélanie Klein dans Le complexe d’Œdipe et l’illustre à travers l’analyse du petit Richard.
L’amour et la haine : fantasmes de la petite enfance
Cette haine éprouvée à travers la situation de dépendance, d’une part, et la sensation de frustration lorsque le sein et le lait maternel n’arrivent pas assez rapidement, d’autre part, va se transformer en fantasme dans notre psychisme, un fantasme de destruction. Le mécanisme de défense de fantasmatisation des pulsions étant à l’œuvre, une troisième épreuve se présente à nous : « puisque tu imagines faire du mal à la personne qui te donne tous les soins dont tu as besoin, qui t’offre la sécurité, le bien-être et l’amour, seras-tu digne d’être aimé et capable d’aimer en retour ? ». C’est à ce moment précis que la fameuse culpabilité inconsciente (nous nous en voulons d’avoir voulu faire mal, d’avoir voulu détruire) fera son entrée en scène et donnera la réplique au besoin de réparation, quatrième épreuve : « Sauras-tu compenser, réparer et te pardonner tes pulsions agressives envers l’être aimé ? Parviendras-tu à mettre en place des compromis pour assumer, voire sublimer tes pulsions de mort pour vivre en paix avec ce fantasme de destruction et ces peurs que tu ressens ? ». Finalement, le principal défi que nous lance notre petit psychisme de l’enfance, que je qualifierais de cinquième épreuve, est certainement celui de parvenir à résoudre de manière satisfaisante ce premier conflit entre amour et haine. C’est ce que je comprends lorsque Mélanie Klein explique que si ce conflit n’est pas bien résolu, l’individu, une fois adulte, va spontanément se détourner des personnes qu’il aime, il pourra aller jusqu’à les repousser dans le but inconscient de ne pas souffrir, pour répondre au besoin de sécurité qui né dans le sentiment d’amour envers la mère. Derrière ce comportement se cache l’angoisse primitive de la mort de la personne aimée, ainsi que la peur de la dépendance à cette dernière. Je pense que dans la majorité des cas, le conscient tente de nous éviter la confrontation directe à la souffrance. C’est à se demander si, parfois, notre conscient ne préfèrerait pas nous priver d’une satisfaction certaine afin de nous épargner un potentiel malheur, une potentielle attente, une potentielle culpabilité, de potentiels symptômes…
L’amour et la haine : se détourner de la mère
Dans la sous partie « Quelques aspects plus larges de l’amour », Mélanie Klein nous donne des explications symboliques du fait, pour l’enfant, de se détourner de sa mère pour, dans un premier temps la mettre à l’abri de ses pulsions agressives et destructrices et, dans un second temps pour la « recréer » ou la « retrouver » ailleurs, dans quelque chose d’autre : personnes, relations, objets, activités, passions, une forme de « destruction créatrice » en somme. Elle donne à ce sujet, l’exemple très intéressant de l’explorateur qui, en recherchant un nouveau territoire recherche, inconsciemment, une nouvelle mère qui comblera, in fine, la perte (en fantasme) de la vraie mère. Je dois dire que je trouve l’exemple fascinant, cela dit après l’avoir lu, je me suis senti un peu frustré ! Frustré parce que j’aurais aimé que l’auteure prenne en guise d’illustration le métier de psychanalyste… Après réflexion c’était, certainement, un message subliminal ou un signe de sa finesse d’esprit, car après tout le psychanalyste est lui aussi un explorateur, certes accompagnateur de l’analysant mais explorateur malgré tout. Alors, il est possible de penser que le psychanalyste, dans son exercice d’exploration d’une multitude d’inconscients, dans son activité de guide, soit parvenu à sublimer et dépasser cette angoisse de perte de la mère. Cela me séduit d’imaginer que Mélanie Klein ait pu ou voulu expliquer une part d’elle-même, une part des motivations qui l’ont peut-être poussées à exercer ce métier, à travers la comparaison de l’explorateur ! Selon moi, elle le confirme quelques pages plus tard, en mentionnant Freud et sa découverte d’un continent inconnu : l’inconscient.
L’amour et la haine : thérapeutes & psychanalystes de nouveaux bons parents ?
Je me demande si, chez les psychanalystes et les thérapeutes en général, dans l’exercice de leur profession, le besoin de réparation est assouvi ? Peut-il d’ailleurs l’être ? Les psychanalystes doivent, selon moi, dépasser l’angoisse liée à la mort ou à la perte de la personne tant aimée, pour que le désir de réparer devienne, à travers leur métier, un acte créateur et constructif à la fois pour eux et pour leurs patients. Après tout, s’identifier à l’autre et éprouver ce que l’autre peut ressentir sont des façons de « réparer » ? En parvenant à un certain niveau d’empathie ou plutôt de neutralité bienveillante, je crois que le psychanalyste joue deux rôles : à la fois celui du « bon parent » qu’il aurait aimé que ses propres parents endossent avec lui, et le rôle du « bon enfant » qu’il aurait aimé être avec ses parents. J’en viens à la conclusion que le besoin de réparation est pour le psychanalyste, comme pour tous les êtres-humains, une forme de catharsis. Une séparation du bon et du mauvais, une extériorisation de ses pulsions, de ses émotions, un moyen de les convertir, de les dériver, de les rendre utiles afin de s’en libérer. Cela dit, est-ce qu’à un moment, au moment du « passage à l’acte » amoureux ou haineux, ces sentiments passent-ils par le prisme de la raison ou du conscient ? Il semblerait qu’une partie de l’expression de l’amour et de la haine reste inconsciente et ne passe donc pas par la raison, excepté peut-être pour l’individu dit « génital » ? Plus tard, je me suis demandé s’il était possible de rejouer le scenario de cette expérience tout au long de sa vie. Il semblerait que oui d’après Mélanie Klein, notamment dans le cas du Don Juanisme. Le Don Juan à travers son comportement infidèle se détourne, volontairement, de la personne qu’il aime, mais est parallèlement tourmenté par des peurs inconscientes, en l’occurrence la dépendance affective et la mort de l’être aimé. Chez le Don Juan, le fait d’avoir une multitude de partenaires est une façon de rejouer le scénario indéfiniment. Ainsi, il se met à l’abri de la dépendance, donc de la souffrance, en distillant son amour dans plusieurs objets, tout en protégeant l’être aimé de ses pulsions agressives et destructrices. Ce serait donc une forme de défense pour le Don Juan. Malheureusement cette réaction défensive de l’inconscient n’est pas vraiment efficiente, car il finira par tourner en rond tout au long de sa vie et ne pourra jamais être en paix dans ses relations amoureuses et plus globalement dans sa vie au quotidien.
L’amour et la haine : préparation au complexe d’Oedipe ?
Et si finalement, aux sources des défis que la vie, ou plutôt que notre inconscient nous propose, il y avait autre chose ? Est-ce que le fait de vivre cette expérience à travers ces fortes émotions et pulsions ne serait pas une préparation ou une initiation au complexe d’Œdipe ? Il me semble que Mélanie Klein expose plusieurs désirs et fantasmes issus du passage dans l’Œdipe, notamment lorsqu’elle écrit que l’amour que nous éprouvons pour le sein maternel devient pour la petite fille, l’amour du pénis du père et le fantasme inconscient de prendre la place de la mère, et pour le petit garçon, cet amour se transforme en désir génital pour la mère et en désir de tuer le père qui le gêne dans ses fantasmes œdipiens. En définitive, le complexe d’Œdipe est un savant mélange de pulsions, d’amour et de haine et le produit de ce mélange donne naissance aux désirs œdipiens. Serait-il possible que le fait de vivre intérieurement ce combat perpétuel entre amour et haine soit en réalité une première version de l’Œdipe ? L’Œdipe démarrerait donc plus tôt ? Ne serait-ce pas lié à ce que Juan-David Nasio appelle la préhistoire de l’Œdipe féminin ? Se peut-il qu’il existe un pré-Œdipe pour les deux sexes ? Mélanie Klein n’est-elle pas en train de démontrer dans « L’amour », que l’Œdipe prend ses racines dans des moments plus précoces de la vie que ne l’envisageait Freud ?
Conclusion
À travers ce livre j’ai pris conscience de la grandeur de la palette d’émotions liées à la fois à l’amour et à la haine, les connexions qu’elles avaient entre elles, la culpabilité que l’on pouvait craindre mais qui, en même temps, était bénéfique car elle devient un activateur de la créativité, de la constructivité. Je suis allé à l’origine de la mise en place de certains mécanismes de défense (projection, déplacement) qui ont pour source l’amour, amour qui crée l’angoisse puis le fantasme destructeur, suivi enfin par la haine et la culpabilité.
Pour conclure, je dois dire que j’ai énormément apprécié ce que j’ai découvert à travers ce livre. Je me suis questionné sur les différentes observations de couples : pourquoi l’humain dans la haine a tendance à réintégrer l’autre dans son statut de personne unique et singulière : « Bernard, tu commences à m’agacer ! ». Alors que dans l’amour, on peut tous constater que nous avons tendance à retirer un peu de son identité propre à l’autre à grands coups de surnoms mignons et d’adjectifs possessifs : « mon amour, mon bébé, mon ange… ». L’amour et la haine m’a apporté quelques éléments de réponse, on localise à l’extérieur de nous ce qui nous énerve, nous agace, nous irrite, parfois ce qui peut nous ressembler et nous déplaire… alors que l’on fixe à l’intérieur de nous ce qui nous fait du bien, ce qui contribue à notre sécurité, à notre bien-être et à notre épanouissement, d’où les adjectifs possessifs et les surnoms mignons !
Avant la lecture de cet ouvrage, j’étais déjà persuadé que la relation aux parents et particulièrement la relation précoce à la mère, étaient essentielles dans la construction et le bon développement psychique d’un individu. Je n’ai vraiment pas de matériel pour critiquer ce livre, il y a peut-être deux éléments que j’aurais aimé trouver et qui m’ont manqué. Deux points n’ont pas été abordés, et pas des moindres il me semble, les circonstances de la procréation d’un individu ainsi que le contexte dans lequel la grossesse se déroule. Ce sont des éléments qui, je crois, sont tout aussi cruciaux et à prendre en compte dans l’histoire d’un individu et dans la compréhension de son psychisme.
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